Avoir un logement est un droit, pas une partie de chasse
Mathieu est ouvrier dans la construction et Tiffani travaille comme secrétaire. Un jeune couple à la recherche d’une maison dans la région de Charleroi. De préférence avec un jardin. Malheureusement, ils ne sont pas seuls à faire la «chasse au logement» dans la région. À chaque fois, ils manquent l’occasion de peu. Mathieu explique: «On cherchait quelque chose près de la gare sans trop de travaux à faire. À plusieurs reprises, nous avons cru avoir trouvé, mais quelqu’un d’autre a surenchéri, ou, juste avant la visite prévue, on nous a appelés pour nous dire que le bien venait d’être vendu. Ça prend énormément de temps et on a été déçus plus d’une fois.»
Ce que Mathieu et Tiffani vivent à Charleroi est la réalité de toute une génération de jeunes, aux quatre coins de la Belgique. Ceux qui cherchent un endroit où s’installer pour de bon doivent partir «à la chasse» à un logement, ce qui peut leur prendre énormément de temps, d’argent et d’énergie. «On a finalement restreint un peu nos critères et, après deux ans, on a fini par trouver une petite maison ouvrière avec pas mal de choses à faire», poursuit Mathieu. «Notre prêt social couvrait les travaux de mise en conformité de l’électricité et le recouvrement du toit plat qui fuyait. J’ai fait moi-même une série de travaux comme la cuisine. Pendant les travaux, nous avons eu plusieurs problèmes d’évacuation et d’inondation dans notre salle de bain. Malheureusement, les travaux devront attendre, car nous n’avons pas les fonds suffisants pour le moment.»
«Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. Ce droit comprend notamment le droit à un logement décent.» C’est écrit dans notre Constitution et cela devrait être une évidence. On ne peut pas vivre sans un toit au-dessus de sa tête. Tout le monde a besoin d’un endroit confortable où rentrer, où trouver la paix et où se sentir en sécurité. Comment en est-on arrivés à ce que ce droit se transforme en une chasse? Souvent dans la recherche de la maison de leurs rêves, Mathieu et Tiffani ont vu qu’ils étaient confrontés à d’autres acheteurs beaucoup plus fortunés. «Souvent, c’étaient des gens qui avaient plus de fonds propres à mettre directement dans l’achat. Mais parfois, il s’agissait d’investisseurs, qui n’achetaient pas des maisons pour y habiter, mais pour les louer, et qui ont un capital suffisant pour faire une offre bien au-dessus du prix demandé», explique Tiffani.
Un récit familier à beaucoup de gens. Trouver un logement est une chasse très inéquitable. La plupart des candidats se lancent dans l’aventure avec un lance-pierre qu’ils ont eux-mêmes fabriqué tandis que d’autres semblent disposer de tout un arsenal d’armes hyper modernes. Et la situation empire toujours plus. Sur le site web d’un investisseur immobilier, nous pouvons lire: «La très grande majorité de l’immobilier résidentiel est aux mains de particuliers, qui sont des propriétaires occupants. La situation est très différente de celle que nous voyons dans de nombreux autres pays européens, où de gros propriétaires possèdent dans leur portefeuille des milliers de logements, qu’ils louent à long terme. On entend dire depuis longtemps que la Belgique se dirige dans la même direction. Cette tendance se fait attendre, mais nous sommes fermement convaincus que l’alignement des planètes est désormais favorable pour qu’elle se concrétise aussi en Belgique.»
Le rêve de ces investisseurs immobiliers n’est rien d’autre que le cauchemar des jeunes qui débutent dans la vie. Ceux qui, pendant des années, reviennent bredouilles de la chasse doivent continuer à louer. Autrefois, la location était le fruit d’un choix délibéré ou une situation temporaire. Aujourd’hui, deux jeunes Belges sur trois ne sont plus en mesure de s’acheter un logement. Un sur trois ne pourra jamais se le permettre. Par ailleurs, compte tenu de leurs revenus, il y a une forte pénurie de logements confortables à louer et la recherche de logements à louer est, elle aussi, devenue une chasse. Si l’emplacement est recherché, le loyer de studios, même les plus petits, et d’appartements, même mal isolés, peut coûter une fortune. Avec 803 euros par mois, le loyer moyen en Belgique représente plus d’un tiers des revenus de prés de 2 ménages sur 3. C’est pourtant la règle d’or pour le calcul du montant des crédits pouvant être octroyés par les banques. Dans plusieurs grandes villes, les loyers sont encore plus élevés. À Bruxelles par exemple, seulement 15 % du marché est accessible à 60 % des résidents. C’est surtout une bonne nouvelle pour les investisseurs immobiliers. Peu de logements et des chasseurs désespérés qui, chaque soir, rentrent dans leur logement au loyer hors de prix: c’est cela, «l’alignement des planètes» dont ils parlent.
Le règne des barons du béton
L’époque où les familles de la classe travailleuse pouvaient choisir une parcelle de terrain et faire construire leur propre logement n’est plus qu’un lointain souvenir. Puisque les gens vivent plus longtemps (seuls) et se séparent davantage, le nombre de logements nécessaires augmente. Mais les villes et les villages sont surpeuplés et même les chaussées qui relient les villes sont bordées de longues rangées de maisons. Les terrains à bâtir sont chers. Ces dernières années, le prix d’un mètre carré de terrain a augmenté encore plus rapidement que le prix des logements, ce qui a attiré un public très différent vers le marché du logement. Au printemps 2022, un quotidien belge mettait le doigt sur le problème: «Ce sont essentiellement des investisseurs qui ont acheté les terrains et qui comptent sur le fait qu’ils ne feront que prendre de la valeur au cours des prochaines années.» Ces investisseurs mènent aujourd’hui la danse. On les appelle aussi promoteurs immobiliers ou développeurs de projets. Ils achètent les rares terrains disponibles, planifient leur aménagement, font appel à des bureaux d’architectes, demandent les permis de bâtir auprès de l’administration communale et assurent la vente ou la location des immeubles construits. Leur but: le profit. C’est pourquoi il n’y a jamais de pénurie de bureaux, de lofts luxueux ou de résidences-services, car ce sont ces biens immobiliers qui rapportent le plus au mètre carré.
Le secteur de la construction connaît un boom et rapporte toujours plus. Tout cet argent attire des investisseurs toujours plus gros. Comme l’entreprise familiale Ackermans & Van Haren, un des holdings les plus anciens et les plus riches de Belgique. En 1884, le dragage de l’Escaut a rapporté une fortune à ce groupe d’investissement anversois. La famille est ainsi devenue la troisième plus riche d’Anvers. Ces dernières années, elle a jeté son dévolu sur le marché du logement. En 2015, Ackermans & Van Haren a acheté le méga site bruxellois de Tour & Taxis pour une bouchée de pain. Elle y a bâti des centaines de logements, surtout des appartements de luxe et quelques immeubles de bureaux qu’elle loue très cher aux pouvoirs publics. Dans un premier temps, il était prévu que des logements sociaux soient aussi construits, mais cette exigence a en fin de compte été abandonnée, pour le plus grand bénéfice du groupe. Le fait qu’Alexia Bertrand, l’administratrice de l’entreprise, travaillait à l’époque dans le cabinet du ministre Didier Reynders, et est depuis devenue l’une des figures haut placées du MR, n’y est certainement pas pour rien.
La ville est devenue le royaume des barons du béton et leur pouvoir s’étend à une vitesse hallucinante sur les centres des plus petites villes et sur les lotissements dans les campagnes. Bien que les grues dominent de leur hauteur les maisons dans tous les quartiers, l’offre de logements abordables et de qualité demeure limitée. En effet, ce sont les barons du béton qui fixent les règles de la chasse dans laquelle doivent se lancer des jeunes comme Mathieu et Tiffani. Et le gouvernement assiste à tout cela en spectateur. Pire encore, il adapte les règles à la demande de l’investisseur.
Le monde politique entretient malheureusement trop souvent des liens bien trop étroits avec les promoteurs immobiliers. Ceux-ci se mettent dans les bonnes grâces des échevins et bourgmestres, ou deviennent carrément échevins dans certains endroits. La démocratie est progressivement remplacée par l’«immocratie». L’intérêt public est soumis à l’intérêt privé et les listes d’attente pour les logements sociaux s’allongent de plus en plus. Il est pourtant indispensable que les personnes à la recherche d’un logement ne soient pas confrontées à un réseau angoissant de promoteurs, investisseurs, agents immobiliers, banques et notaires.
Ceux qui parviennent à trouver une maison n’en ont pas pour autant fini avec le stress et les nuits blanches. Comme les prix de l’immobilier sont élevés, ils doivent bien souvent contracter des prêts trop importants pour leurs revenus. Ou alors, ils achètent de vieilles habitations qui doivent être rénovées de toute urgence pour répondre aux normes d’isolation modernes. Mais, en raison de la hausse des taux d’intérêt et du coût de la vie, ils sont obligés de reporter les travaux d’isolation urgents. Pourtant, le climat se porterait bien mieux avec des logements bien isolés. Et le propriétaire encore plus, vu l’explosion des coûts de l’énergie. Le marché du logement n’a malheureusement pas de service après-vente. Dès que l’achat est acté, on se retrouve seul. Tous les problèmes possibles, avec le logement, avec le quartier ou autres, relèvent alors de notre seule responsabilité. Il faut «tirer son plan».
L’avenir existe déjà: le secret de la valse viennoise
Vienne, la capitale de l’Autriche, est la preuve qu’il est possible de faire autrement. Au fil des ans, la ville sur le Danube est devenue celle où il fait le mieux vivre au monde. La moitié de la superficie de Vienne est aménagée en parcs et plaines de jeu. En été, ses 2 millions d’habitants peuvent aller se rafraîchir dans les 17 piscines publiques en plein air. La capitale est aussi appréciée pour ses nombreux cafés, restaurants et centres culturels. En bref, Vienne a tout pour être une ville aussi chère que Paris, Londres ou Amsterdam. C’est pourtant le contraire. Prenons l’exemple de Florian. Il a 21 ans et vit, depuis peu, dans un appartement confortable, disposant d’une chambre, situé dans un bâtiment imposant agrémenté d’une vaste cour intérieure, juste à côté du centre historique. Florian paie… 330 euros de loyer par mois. À Mons, pour le même montant, vous pourriez à peine louer deux emplacements de parking dans un garage. «Je ne vivrai probablement pas ici toute ma vie parce qu’une seule chambre, cela ne suffira plus le jour où j’aurai une famille. Mais c’est bien la seule raison pour laquelle je déménagerai», explique Florian. S’il déménage dans un logement plus spacieux, cela ne lui coûtera pas nettement plus. Pour un appartement de quatre chambres, il paiera au maximum 750 euros.
Comment est-ce possible? Le secret de Vienne réside dans le fait que c’est la Ville qui est le plus gros propriétaire immobilier. Elle exploite elle-même 220 000 «logements communautaires» (Gemeindebau) et subventionne en plus 200 000 habitations qui doivent répondre à des critères de qualité stricts et sont loués pour un loyer modéré. Ce que chez nous, nous appelons des logements sociaux, uniquement accessibles aux personnes à très bas revenus, est très ordinaire à Vienne. Près de 60 % des Viennois louent une habitation publique ou subventionnée. Le plafond de revenus pour une personne seule est de 3 500 euros nets par mois. «Vienne, la ville dans laquelle même un professeur d’université habite dans un logement social», a titré un journal belge.
Et ce n’est pas tout. À Vienne, les autorités savent qu’un logement n’est pas qu’un simple empilement de briques. Outre une habitation, les complexes de logements viennois proposent une foule de services, depuis des crèches et lavoirs, et jusqu’à des ateliers de réparation de vélos et des magasins de quartier, en passant par des pharmacies et des cabinets dentaires. L’offre varie en fonction des besoins des habitants et du quartier. Les résidents ont en effet leur mot à dire dans l’offre de services. Dans le complexe Sargfabrik, les habitants ont opté pour la culture et la détente. Les 112 appartements ont accès à une bibliothèque, une salle de concert, une salle de réunion, un café-restaurant, une crèche avec aire de jeu et un toit-terrasse. Il y a même une piscine, avec sauna finlandais et jacuzzi. Chez nous, Sargfabrik serait un immeuble de luxe impayable, une gated community que les jaloux admirent à travers des grilles. Mais à Vienne, c’est un projet subventionné par la Ville.
Les mêmes règles d’accès simples s’appliquent pour Sargfabrik et pour tous les autres logements communautaires. La personne à laquelle un logement est attribué ne peut plus le perdre, même si ses revenus dépassent à un moment le plafond. En effet, un logement public doit apporter autant de sécurité qu’un logement personnel, mais à un prix nettement plus abordable et avec une garantie de confort et de qualité. La politique viennoise du logement offre également des avantages aux 40 % d’habitants qui louent sur le marché privé ou qui préfèrent acheter leur habitation. Les bailleurs privés doivent eux aussi respecter la norme: la qualité à bas prix. Les familles viennoises qui achètent un logement peuvent bénéficier de prêts hypothécaires et de prêts à la rénovation sans intérêt. Et comme la Ville subventionne aussi les habitations privées, elle a dès lors son mot à dire dans l’architecture et les matériaux utilisés lors de rénovations, pour lesquelles les propriétaires bénéficient de prix avantageux.
Des Unions pour le logement: à nous de mener la danse
Pourquoi ne pourrions-nous pas faire ce que Vienne fait déjà depuis des dizaines d’années? Et si nous faisions le switch en passant de la chasse au logement au droit au logement? L’exemple viennois prouve que c’est une question de choix. Abandonner le marché du logement aux promoteurs immobiliers, aux milliardaires et aux propriétaires de clubs de football? Ou confier aux pouvoirs publics le rôle de chef d’orchestre dans le domaine du logement? Nous devons créer une Union pour le logement dans chaque ville ou région. La mission de ces Unions ne se limiterait pas à la gestion des logements sociaux, comme le font les sociétés de logement actuelles. Elles seraient le centre de commandement chargé, pour le compte de la collectivité, d’orienter toute la politique du logement. L’Union pour le logement donnerait le «la» aux autres membres de l’orchestre, depuis l’architecte jusqu’aux entreprises de construction. Mais ce sont les résidents qui écriraient la partition. Comme à Vienne, le conseil d’administration pourrait être présidé par l’échevin du Logement et être composé de représentants de différents groupes d’intérêt: jeunes, seniors, locataires, organisations environnementales, syndicats, etc. En effet, la participation la plus large et la transparence sont indispensables pour éviter le copinage et les conflits d’intérêts. L’Union pour le logement pourrait planifier la politique du logement et acheter des terrains et des immeubles. En généralisant et en étendant le «droit de préemption», nous ferions en sorte que ce soient les pouvoirs publics, et non les spéculateurs, qui aient la priorité lorsqu’un nouveau terrain se libère. Les logements publics seraient la nouvelle norme et ils seraient accessibles à la majorité de la classe travailleuse.
Une vaste offre de logements publics permet de modérer les effets du marché. Les 5 % de logements sociaux existant actuellement ne suffisent pas pour avoir la moindre influence sur le marché. La situation est par contre très différente à Vienne, avec 50 à 60 % de logements publics. Dès lors que les pouvoirs publics peuvent exercer un droit de préemption et intervenir comme metteurs en scène, les géants de l’immobilier sont bridés et la spéculation est entravée, au bénéfice des personnes qui se démènent dans la chasse au logement. L’achat fera également partie des possibilités offertes par l’Union pour le logement. Celle-ci disposera de sa propre offre de logements en vente ou obligera les promoteurs immobiliers à prévoir des logements abordables dans tout projet privé. Moins de lofts luxueux et de bureaux, et plus de logements agréables et confortables. Étant donné que, par le biais de l’Union pour le logement, les pouvoirs publics pourront suivre de près les développements et savoir précisément ce qui se passe sur le marché, ils pourront de plus exiger qu’un logement «abordable» soit réellement abordable. Toute une génération de chasseurs de maisons sait parfaitement que cette notion est une vaste blague dans l’interprétation qu’en donnent les promoteurs immobiliers et que ce terme est utilisé pour qualifier des logements vendus à des prix qui donnent le vertige. Les acheteurs méritent aussi un coup de pouce par des subsides et des prêts bon marché. De la sorte, se loger sera pour tout le monde bien moins stressant et, surtout, bien moins cher qu’aujourd’hui. Les mots clés de la nouvelle politique du logement seront prix abordables, confort et sécurité.
Dans les prochaines années, nous aurons besoin de beaucoup plus de logements neufs ou entièrement rénovés. Particulièrement dans les grandes villes, les Unions pour le logement devraient gérer leur propre entreprise de construction publique. De cette façon, elles pourraient garantir un emploi de qualité et éviter les abus sociaux sur de nombreux chantiers où l’exploitation et l’esclavage moderne sont aujourd’hui monnaie courante. Ainsi, à Charleroi, les chantiers du centre commercial Rive Gauche et du Grand Hôpital ont fait la une des journaux suite à des révélations de dumping social: des travailleurs venus de pays de l’Est y travaillaient pour des salaires de misère et vivaient entassés dans des containers. Plusieurs villes disposent déjà de telles entreprises de construction municipales, mais les autorités les laissent à la merci du secteur privé. Toujours à Charleroi, la Ville a lancé une Agence de développement local urbain. Le but? Racheter une partie des immeubles publics ou privés inoccupés et financer une partie des travaux de dépollution et de rénovation pour redynamiser certains quartiers. Mais une fois tout ce travail accompli, les autorités carolos comptent confier les maisons rénovées à des agents immobiliers privés pour les revendre à profit. Cela rentre dans la vision du bourgmestre de Charleroi, Paul Magnette, qui cherche à attirer des investisseurs pour des grands projets bling-bling comme des appartements de luxe ou même une marina. Il se rend d’ailleurs chaque année au MIPIM, le marché international des promoteurs immobiliers, pour essayer d’y «vendre» sa ville aux promoteurs et faire de la concurrence à d’autres villes comme Namur et Liège. De son côté, la régie foncière de Bruxelles limite ses activités aux rénovations légères et sous-traite les travaux plus importants et plus rentables au secteur privé, bien qu’elle dispose de toute une équipe de maçons, plombiers, électriciens et ingénieurs. Ces exemples montrent que, même lorsque les outils publics existent, un changement de mentalité politique est nécessaire pour les utiliser dans l’intérêt du public.
Les entreprises de construction publiques doivent être renforcées et valorisées. Sous la direction de l’Union pour le logement, elles pourront effectuer une partie des nombreux travaux dont notre pays a besoin pour sortir de la crise du logement, sans la contrainte de devoir maximiser les profits, et avec l’engagement de respecter de manière irréprochable les exigences de sécurité modernes et les conditions de travail. Les Unions pour le logement pourront ainsi déterminer elles-mêmes où la barre doit être placée sur le plan des prix, du confort et de la qualité. Puisqu’elles s’occuperont d’une vaste offre de logements en vente et en location, les promoteurs immobiliers privés n’auront d’autre choix que d’appliquer ces normes.
Pour mettre réellement fin à la chasse au logement, il faut construire au moins 300 000 logements collectifs au cours des dix prochaines années. Rome et Vienne ne se sont pas construites en un jour. En Belgique aussi, il faudra du temps pour redresser la situation tordue que nous connaissons. Mais quand le besoin est à ce point important, on peut très bien faire preuve d’un peu plus d’ambition qu’aujourd’hui.
Des vagues publiques de rénovations: isoler pour moins payer
Et que faire pour les acheteurs qui ont déjà investi toute leur épargne (voire celle de leurs parents) et remboursent leur emprunt en payant une mensualité substantielle? Où peuvent-ils encore trouver l’argent pour isoler leur grenier et leurs murs, sans même parler d’installer une pompe à chaleur? Les familles qui travaillent et peuvent encore s’acheter un logement doivent souvent choisir entre une habitation dans un état raisonnable, mais largement hors budget, ou une habitation abordable, mais à rénover complètement. Dans ce dernier cas, il est de plus en plus difficile d’obtenir un financement pour ces travaux vu la flambée des prix des matériaux et l’augmentation des factures d’énergie qui engloutissent l’épargne.
Avant même le début de la guerre en Ukraine, les factures d’énergie avaient à ce point explosé qu’un ménage belge sur cinq s’est retrouvé dans une situation précaire. Parmi ces personnes, Kenny De Nys, un ouvrier de nuit dans le secteur logistique, qui habite avec sa famille recomposée à Zelzate, commune ouvrière au nord de Gand. «Vous vous dites que si vous travaillez suffisamment dur, ça ne peut qu’aller. Je travaille la nuit pour gagner un peu plus. Mais ce supplément, il passe à présent directement dans nos factures d’énergie au montant absurde», explique Kenny. Quand il a acheté sa petite maison familiale, elle n’était pas bien isolée. Il a fait lui-même toute une série de travaux de rénovation et s’est adressé à un spécialiste en énergie de la province pour savoir ce qu’il pouvait encore améliorer. «Les seules choses qui pouvaient encore faire la différence, c’étaient des panneaux solaires et une couche d’isolation supplémentaire dans les murs. Mais, d’abord, il fallait abattre ceux-ci. L’investissement se chiffrait à plus de 100 000 euros. Où est-ce que j’irais les chercher? Et aujourd’hui, on n’est pas vraiment aidés. Nous sommes dans les difficultés jusqu’au cou.» Pour boucler les fins de mois, Kenny essaie vraiment d’économiser sur tout. «Je règle le chauffage sur quelques degrés de moins et nous ne chauffons plus les chambres à l’étage. Quand les enfants sont à la maison, le soir, nous nous installons dans le divan avec chacun une petite couverture.»
Si Kenny vit au nord du pays, on entend le même genre d’histoire en Wallonie. La majorité des biens immobiliers y sont également vieux et énergivores parce qu’ils sont mal isolés. Bien souvent, des travaux inévitables et inattendus sont nécessaires. Selon une étude de la Région wallonne, 53 % des logements sont dans un état «moyen à très mauvais», 19,1 % sont même «mauvais à très mauvais». Ils doivent subir des travaux de réhabilitation et de rénovation énergétique globale. L’explosion du prix de l’énergie actuelle et des prix des matériaux rendent les travaux d’isolation difficiles. Beaucoup de jeunes propriétaires font le nécessaire pour rendre leur maison ou appartement habitable, mais ils n’ont pas les moyens de se lancer dans de grands travaux d’isolation.
Face à cette situation, les systèmes de primes mis en place dans les différentes régions ne font pas le poids car ils sont très complexes et les administrations ont des délais de réponse très longs. De plus, les frais «administratifs» qui sont demandés sont importants: comptez un petit millier d’euros pour un audit avant et après travaux dont seule une petite partie sera remboursée. Il faut aussi suivre un cahier des charges complexe pour les travaux à faire, et les faire réaliser dans un ordre donné. Enfin, il faut attendre plusieurs mois, voire des années, pour voir la couleur de l’argent des primes promises. Bref, tout cela prend du temps et n’aide pas assez financièrement les propriétaires qui souhaitent isoler leurs maisons. Ce n’est pas demain que nos maisons seront mieux isolées. Isoler tout le parc immobilier en Belgique est pourtant un défi pour 2050, dans le cadre des objectifs climatiques. Nous en sommes loin. 99 % des maisons et 95 % des appartements ne répondent pas encore aux objectifs d’isolation. 750 000 maisons dans notre pays ne disposent même pas encore d’une forme quelconque d’isolation du toit.
En résumé, les instruments existants ne sont absolument pas suffisants, ni pour aider les gens qui en ont besoin, ni pour limiter la consommation d’énergie et atteindre les objectifs climatiques. De nombreux propriétaires se retrouvent enfermés dans un cercle vicieux: ils ne peuvent pas financer les rénovations à cause des prix élevés de l’énergie et, par conséquent, ils ne sont pas en mesure de réduire leur consommation énergétique, ce qui fait qu’ils continuent à devoir faire face à des factures bien trop élevées.
À cela aussi, les Viennois ont trouvé une solution. Les propriétaires peuvent demander des prêts sans intérêt à la Ville pour rendre leur logement moins énergivore. C’est positif pour les occupants, c’est positif pour le parc immobilier de la ville et c’est positif pour le climat. En Allemagne, c’est carrément au niveau national qu’ils se sont attaqués au problème. La célèbre Kreditbank für Wiederafbau (KfW, la banque de crédit pour la reconstruction), la banque publique d’investissement fondée après la guerre pour financer la reconstruction du pays détruit par les bombardements, propose depuis le début des années 1990 des prêts sans intérêt aux propriétaires qui veulent moderniser leur logement. Ce système fonctionne nettement mieux que les primes, car celles-ci ne sont intéressantes que pour ceux qui ont l’argent, le temps et le savoir-faire pour entamer des travaux de rénovation. En Allemagne, ce sont les autorités qui conseillent les gens sur les rénovations nécessaires et réalisables et qui paient toute la facture à l’entreprise de construction. Le propriétaire doit ensuite rembourser le montant avancé à la KfW avec l’argent qu’il économise sur ses factures d’énergie. Et ceux qui optent pour des rénovations particulièrement économes en énergie ou pour l’installation d’une pompe à chaleur bénéficient même d’une réduction sur leurs remboursements. Une fois le prêt remboursé, généralement en trois ans, les factures d’énergie du propriétaire sont définitivement moins élevées. Entre 2006 et 2016, les autorités allemandes ont rénové 4 millions de maisons de cette manière. Soit pratiquement autant que tout le parc immobilier belge, et cela, en à peine dix ans!
La Belgique doit donc entamer une vaste opération de rattrapage. Les Unions pour le logement devront prendre en main l’importante vague de rénovations. Quartier par quartier, maison par maison, des spécialistes devront venir sur place, déterminer les travaux nécessaires de toute urgence et confier leur réalisation à une entreprise de construction. Après quelques années, les propriétaires de logement verront leurs factures diminuer sans avoir dû débourser le moindre euro. Ceux qui ont déjà effectué des travaux d’isolation seront incités à aller encore un peu plus loin, comme en Allemagne. Ce sont les Unions pour le logement qui assureront le service après-vente si nécessaire. À relativement court terme, nous pourrions ainsi moderniser le parc immobilier vétuste et lutter contre la crise climatique par une meilleure isolation. L’époque du «tire ton plan» sera révolue. Les propriétaires n’auront plus à glaner eux-mêmes les informations avant de se lancer dans des projets de rénovation coûteux et stressants.
Pour ne pas se faire enfermer: la lutte pour le droit au logement
Quand vous mettez un crabe dans un panier, il réussit facilement à en sortir. Mais si vous mettez plusieurs crabes dans ce même panier, ils se tirent et se poussent vers le bas parce que chacun veut sortir le premier. Et aucun d’entre eux ne parvient à s’échapper. Les pêcheurs connaissent le truc et savent qu’il n’est pas nécessaire de mettre un couvercle sur un panier plein de crabes. C’est même devenu une expression. Notre marché du logement est devenu un panier de crabes. Comment les crabes pourraient-ils s’échapper? En collaborant et en renversant le panier tous ensemble. Et le pêcheur – ou, dans notre cas, le spéculateur, le promoteur immobilier et la banque – serait privé de son butin. La meilleure chose que nous puissions faire est de lutter tous ensemble pour une autre politique du logement.
Le secret le mieux gardé de la politique du logement viennoise, c’est qu’elle n’a pas vu le jour d’un coup de baguette magique et qu’elle est le résultat de plus d’un siècle de lutte. Il y a cent ans, la situation était nettement moins reluisante. Moins d’un cinquième de la population vivait dans les palais impériaux et les imposants hôtels particuliers. La grande majorité des résidents habitait dans des taudis, sans électricité, sans gaz et sans toilettes. C’était un paradis pour les marchands de sommeil qui louaient des lits dans des casernes, où les ouvriers dormaient par tranches de 8 heures. Quand la Première Guerre mondiale a éclaté, Vienne était encore la capitale du grand Empire austro-hongrois. Après la guerre, l’empire a éclaté, semant la confusion et le chaos dans la ville. À l’époque, un vent de rébellion soufflait en Europe, entraînant des révolutions et des soulèvements, de la Russie à l’Allemagne. Les Viennois sont eux aussi descendus en masse dans les rues et ont organisé des grèves. C’est dans ce climat que les sociaux-démocrates ont remporté les premières élections au suffrage universel. Ils sont restés au pouvoir jusqu’au coup d’État fasciste de 1934. Le logement était la priorité du nouveau gouvernement. Rotes Wien, Vienne-la-rouge, c’est ainsi que la ville était surnommée durant l’extraordinaire période de l’entre-deux-guerres. Le panier de crabes qu’était le marché viennois du logement a été renversé. Des investissements massifs ont été réalisés dans des logements communautaires. De nombreux Viennois vivent encore aujourd’hui dans les très beaux immeubles de l’époque. Le célèbre Karl Marx Hof qui, avec plus d’un kilomètre de façade, est l’un des immeubles les plus longs au monde, est même devenu une véritable attraction touristique. Chaque jour, des touristes s’émerveillent devant le magnifique jardin intérieur et la belle façade. La politique du logement viennoise a survécu à deux régimes fascistes, à une guerre mondiale et à la vague néolibérale d’économies et de privatisations. Cela en dit long sur ce que les Viennois pensent de l’héritage de Vienne-la-rouge. Les crabes ont goûté à la liberté et ne se laisseront plus prendre de sitôt.
Aujourd’hui, nous assistons à des manifestations pour le logement partout en Europe, depuis le combat contre les expulsions en Espagne après la crise bancaire jusqu’au procès lancé par des associations en Flandre pour placer les autorités face à leurs responsabilités quant à la situation déplorable sur le marché du logement. Nous pouvons nous inspirer de ce qui se passe à Berlin. Après la réunification de la ville en 1989, les logements publics ont été privatisés en masse. Douze géants de l’immobilier ont racheté près d’un quart de million d’habitations et saignent à blanc leurs locataires. Le plus gros propriétaire est la société Deutsche Wohnen, cotée en bourse et qui possède un logement berlinois sur dix. Les spéculateurs belges qui disent que «l’alignement des planètes est favorable dans notre pays» salivent d’envie devant l’exemple berlinois. Mais c’était sans compter sur le mouvement Deutsche Wohnen & Co. enteignen (enteignen signifie exproprier). En moins d’un an, il a recueilli plus du double du nombre de signatures nécessaires pour soumettre sa proposition d’expropriation au gouvernement régional. Après de longues tergiversations, celui-ci a admis que la requête était recevable. La campagne a de nouveau recueilli près de 350 000 signatures pour demander l’organisation d’un référendum sur la proposition, à nouveau deux fois plus que nécessaire. C’est la pétition qui a recueilli le plus de signatures dans toute l’histoire de Berlin. Le référendum a été organisé le 26 septembre 2021. Une majorité de 57,6 % a voté avec enthousiasme en faveur de la proposition. La balle est désormais dans le camp de l’administration communale berlinoise qui, sous la pression des habitants, doit agir d’urgence contre la toute-puissance des grands propriétaires immobiliers.
Il n’y a aucune raison que la Belgique ne tire pas des enseignements du succès viennois et de la combativité berlinoise. Trouver un logement ne devrait pas être une chasse. En dix ans, nous pouvons faire de la Belgique un pays où il fait littéralement bon habiter. Un certain nombre de mesures radicales doivent accompagner le switch. Les loyers doivent être plafonnés sur la base de critères tels que la qualité du logement, le nombre de chambres et l’isolation. La fiscalité doit être nettement plus équitable et tenir compte de la valeur réelle du logement et du revenu des acheteurs. L’accès à des prêts moins chers (le «crédit hypothécaire social») doit être fortement élargi. C’est ainsi que les acheteurs pourront respirer et auront plus de sécurité. Nous voulons aussi lutter contre l’inoccupation, souvent liée à la spéculation. À partir du moment où une si grande partie de la population est condamnée à une chasse au logement stressante, les autorités doivent intervenir de toute urgence. «Gouverner, c’est d’abord loger son peuple», disait déjà il y a cinquante ans l’abbé Pierre. Cinquante ans plus tard, qu’attendons-nous?