l'Internet ultrarapide pour tous

Sans accès à Internet, on est perdu dans la société d’aujourd’hui. Internet pèse pourtant lourd dans le budget des familles. En outre, une grande partie du contenu disponible est cadenassé par les géants du web, qui menacent de plus en plus notre vie privée.

Nous voulons développer un réseau public de fibres optiques, permettant d’offrir gratuitement l’Internet ultrarapide à toutes les familles. La ville américaine de Chattanooga a déjà été dans ce sens, ce qui lui a valu d’être surnommée «Gig City». Avec un fonds public d’investissement, nous donnons un coup de pouce aux créateurs de contenus et d’applications originaux. Nous créons ainsi l’environnement parfait pour une nouvelle vague d’innovations technologiques qui donnent la priorité aux gens et à leurs besoins, et non aux profits de Google, Amazon, Facebook et cie.

L’Internet ultrarapide pour tous

Mario est installateur Internet pour VOO. Il parcourt le pays en camionnette pour entretenir le réseau, connecter les ménages à Internet et résoudre les problèmes techniques. «Je vais partout; qu’on soit riche ou pauvre, qu’on habite en ville ou à la campagne, tout le monde a besoin de moi. Aujourd’hui, Internet est aussi nécessaire que l’eau, le chauffage et l’électricité. On le voit très bien quand il ne fonctionne pas. Quand je travaille dans un boîtier installé dans la rue et que je dois déconnecter le réseau un moment, il y a systématiquement des voisins inquiets qui viennent me voir dans les cinq minutes. Parfois de manière amicale, parfois pas», rit-il. «Mais je suis content de mon travail. Dès que le modem est installé, je vois les gens pousser un soupir de soulagement. Le fiston de 3 ans est content que YouTube fonctionne de nouveau, la jeune fille de 14 ans peut de nouveau surfer sur TikTok. C’est fou à quel point Internet a changé notre vie en dix ans. On en arrive à se demander comment nous faisions avant, sans WhatsApp, sans ­Google Maps, sans réseaux sociaux. C’est juste dommage que ce soit si cher et que les prix continuent à grimper. Vous avez besoin d’Internet à la maison, mais aussi de la 4G pour l’extérieur. Et il faut encore ajouter les abonnements: Netflix, Spotify, Disney+ pour les plus jeunes. Pour une famille avec deux enfants, ça monte vite à 100 euros par mois. Ce n’est pas rien. Ça aussi, je l’entends souvent.»

«Lorsque j’étais en première année d’ingénieur industriel, les examens de janvier étaient tous en ligne. Le wifi de chez moi n’était pas suffisant, c’est arrivé plusieurs fois que la plateforme plante en plein milieu et j’ai fini par devoir aller chez mon frère pour passer mes examens. C’était une source d’énormément de stress, surtout que le temps perdu suite aux bugs me faisait sauter mon temps de pause ou réduisait une partie du temps de l’examen qui suivait.» Ce témoignage de Rosalie, de Namur mais qui étudie à Bruxelles, nous montre à quel point Internet a pris de l’importance dans nos vies.

Quand, le 12 mars 2020, la pandémie pousse dans notre pays plus de deux millions d’élèves et d’étudiants à suivre leurs cours à distance, le fossé qui s’était creusé de manière imperceptible au sein de notre société est apparu de manière douloureusement évidente aux yeux de tous. Un fossé entre ceux qui cueillent tous les fruits d’un monde numérique en évolution rapide et ceux qui ont du mal à suivre.

Ce que Mario et Rosalie ont constaté par eux-mêmes, les ombudsmans belges l’avaient déjà remarqué eux aussi. De plus en plus de gens se plaignent de ne plus pouvoir suivre l’évolution digitale. «L’accès à une connexion Internet est devenu une nécessité sociale pour une grande partie de la population. Ce n’est plus uniquement destiné aux loisirs et comme source d’information. Ceux qui n’ont pas accès à l’Internet perdent un important accès à l’information, sont limités dans leurs contacts, sont entravés dans leur accès aux démarches administratives, etc.» Les ombudsmans demandent que l’accès à Internet soit considéré comme un besoin fondamental. Ils estiment que le gouvernement doit veiller à ce que chacun puisse y accéder. La Fondation Roi Baudouin est arrivée à une conclusion similaire dans sa récente enquête sur les compétences numériques des Belges. Près d’un Belge sur deux est vulnérable sur le plan numérique, indique la Fondation. «Près d’un ménage à bas revenus sur cinq en Belgique ne dispose pas d’une connexion à Internet chez lui. Il est donc d’une importance capitale de continuer à investir dans l’accès au numérique pour tous.»

Ils ont raison. Internet, c’est un peu comme le trottoir devant votre porte. Vous l’utilisez pour atteindre votre destination, pour aller d’un point A à un point B. De votre maison à celle de vos amis ou de votre famille, au magasin, au restaurant ou au cinéma. Au bureau de l’administration fiscale. À votre travail ou à l’école. À la réunion des parents pour vos enfants. À un entretien d’embauche. À un rendez-vous amoureux. Bon, on a compris: tout ce qu’on faisait auparavant de manière analogique, on le fait aujourd’hui de manière numérique.

C’est pourquoi nous devons faire le switch. L’accès à Internet doit être aussi accessible et évident que le trottoir devant chez vous. Et, pour cela, nous devons dire adieu à l’Internet d’hier. À l’Internet qui a pour seul but de faire du profit. Nous devons construire un Internet qui place l’humain au centre des préoccupations, l’Internet de demain.

Aujourd’hui, Internet est cher et inaccessible parce que nous ne le considérons pas comme un bien commun. C’est uniquement un moyen de faire du bénéfice. Nos rues et nos trottoirs sont accessibles à tous, et c’est tout à fait normal. Nous les aménageons et les entretenons avec de l’argent public, et nous faisons en sorte que tout le monde puisse les utiliser. Internet n’est pas public, mais privé. Un peu comme… un centre commercial.

«Internet est devenu un grand centre commercial», constate le chercheur américain Jathan Sadowski, spécialiste des technologies intelligentes. «Internet est entièrement axé sur l’achat. C’est devenu une affaire d’argent. Et, pour que les gens achètent sur Internet, on y a ajouté toute une série d’autres choses utiles et agréables.» La comparaison avec un centre commercial est très juste. À l’opposé de l’espace public, comme un marché hebdomadaire, un parc, une plaine de jeux ou le trottoir sur lequel vous pouvez rencontrer par hasard vos voisins, Internet est un domaine privé.

Il est agréable d’y traîner, comme à l’occasion dans les centres commerciaux. On peut aller y boire un café et manger une glace avec des amis ou sa famille. On peut y essayer des vêtements, regarder les derniers modèles de GSM ou aller au cinéma et, parfois, il y a des jeux sur lesquels les enfants peuvent dépenser leur énergie. Mais cela reste un lieu privé axé sur l’achat, l’achat, l’achat. Le propriétaire du centre commercial y règne en maître. Tout, depuis la glace jusqu’aux jeux, n’a pour seul but que de prolonger au maximum votre visite. Plus vous y restez, plus il y a de chances que vous consommiez.

C’est pourquoi une manifestation ou une action sociale ne sera généralement pas organisée dans un tel lieu. Il y a pourtant de la place et il y a toujours du monde, mais chacun sait que ce n’est pas là la fonction d’un centre commercial. De même, ce n’est pas l’endroit pour faire un jogging ou une promenade. Quand on veut manifester ou faire du jogging, on va dans la rue. La rue, elle, nous appartient. Et le nombre de rues est heureusement plus élevé que le nombre d’étages et d’escalators d’un centre commercial. Oui, Médiacité à Liège est gigantesque, mais reste toutefois bien plus petite que la ville de Liège.

Il n’en va pas de même dans le cas d’Internet. Il n’existe pas d’Internet «public» accessible à tous, où nous pourrions nous rencontrer sans qu’il soit question d’argent. Internet est comme un trottoir, un parc ou une place qui auraient été privatisés et qui ne seraient accessibles qu’en payant, que ce soit avec de l’argent ou en renonçant à sa vie privée. Si nos rues étaient vendues à des entreprises, celles-ci voudraient récupérer leur investissement et faire en plus un beau bénéfice. Toute personne qui mettrait le pied hors de chez elle devrait payer une belle somme, soit par un abonnement soit par un billet à l’unité. Ce serait fou, non? Pourtant, c’est précisément la manière dont fonctionne Internet, le trottoir numérique. L’accès à Internet est de plus en plus cher. Il se taille une belle part de notre budget mensuel. Et ce coût, nous ne pouvons pas nous en passer, car qui voudrait se priver de l’accès au monde? Pourtant, il y a encore plus qu’un coûteux ticket d’accès.

Les géants du web règnent en maître

Dans ce centre commercial mondial qu’est Internet, il y a aussi les «magasins»: les sites web et les applications que nous connaissons tous et utilisons tous les jours. Tout comme les magasins d’un centre commercial, ils sont aux mains d’entreprises privées et ont pour seul but de faire des bénéfices. Prenons par exemple l’entreprise américaine Google. «Don’t be evil», proclamait la toute jeune société en 2000. «Il est possible de gagner de l’argent sans vendre son âme au diable.» Avec son moteur de recherche, Google allait, selon ses dires, devenir un port franc sur Internet, où on pourrait trouver les informations les plus utiles en un rien de temps, sans devoir constamment fermer des fenêtres publicitaires tapageuses, comme c’était le cas sur les autres sites. Mais cette optique est à l’opposé de la logique de l’Internet privé. Pour satisfaire les actionnaires et les investisseurs, Google a donc dû chercher d’autres manières de faire des bénéfices, et c’est précisément dans la publicité qu’elle prétendait éviter qu’elle les a trouvées. Le moteur a commencé à faire apparaître beaucoup plus de publicités, mais des publicités ciblées. En analysant avec précision le comportement de navigation, Google sait parfaitement quels produits chaque personne est plus susceptible d’acheter.

Cette subtile publicité ciblée est bien plus efficace que la forme ancienne vantant les mérites d’un produit à un maximum de gens. En se pliant aux lois du marché et de l’Internet privé, la petite start-up Google est devenue l’une des plus grandes entreprises au monde. Aujourd’hui, la société gagne plus de 200 milliards de dollars par an en publicité. Ce qui en fait le plus grand panneau d’affichage au monde. Elle a peu à peu évincé la concurrence et est ainsi devenue à ce point dominante, qu’on ne cherche plus sur Internet, on «googlelise».

Les entreprises telles que Google étant privées, elles protègent leurs codes sources et il est impossible d’effectuer un contrôle démocratique de ce qui se passe lorsqu’on tape un terme de recherche. Cela vaut aussi pour tous les autres sites et applications. Nous devons croire Facebook sur parole lorsque l’entreprise nous dit qu’elle «fait tout» pour protéger nos droits fondamentaux. Est-ce bien le cas? Désormais, nous savons que ce n’est en fait pas le cas grâce aux témoignages courageux d’innombrables lanceurs d’alerte qui, dégoûtés, ont quitté l’entreprise et veulent à présent nous mettre en garde contre les pratiques douteuses auxquelles ils ont collaboré. Une chose est sûre, et nous n’avons pas besoin de lanceur d’alerte pour nous en convaincre, ces entreprises font tout pour maximiser leurs bénéfices. C’est la sacro-sainte loi de l’Internet privé.

Les mastodontes du numérique sont jusqu’à présent les gagnants de la concurrence qui organise Internet. Seules les entreprises qui réalisent le plus de bénéfices résistent. Toutes ont mis en place des pratiques de travail opaques et veillent surtout à ce qu’un petit groupe de super milliardaires s’enrichisse encore plus. Les gagnants actuels s’appellent Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – ou GAFAM. Ces «géants du web» contrôlent pratiquement tout l’Internet. Ils sont tellement grands qu’il est quasiment impossible de leur opposer la moindre concurrence. Dès qu’une nouvelle application connaît le succès, elle est rapidement rachetée par l’un des grands. Ou bien sa technologie est copiée sans scrupule aucun. C’est de la sorte que les géants font barrage à l’innovation.

Pour asseoir leur domination, ces entreprises ont construit des murs visibles et invisibles autour de l’Internet. Une fois qu’elles vous ont enfermé entre ces murs, elles tentent de vous y maintenir le plus longtemps possible. En effet, plus vous cliquez et faites défiler des contenus, plus vous regardez des vidéos ou likez des messages, plus elles collectent de données. Et plus elles peuvent vous servir des publicités. Elles ont réussi à rentabiliser les contacts sociaux et en savent de plus en plus sur nous. Dans un même temps, les plateformes telles qu’Instagram, Facebook, YouTube et TikTok regorgent de plus en plus de publicités. Car tel est en fin de compte leur but ultime. Donc, la noble mission de la jeune start-up Google, à savoir un Internet sans publicité ennuyeuse, est, ironiquement, plus actuelle que jamais, en grande partie grâce au Google d’aujourd’hui.

Le poids financier de ces entreprises est supérieur à celui de plusieurs économies d’Europe occidentale; sur leurs plateformes, elles dictent leurs propres règles. Les autorités tentent à présent de gommer leurs pires côtés par des lois, tout comme elles peuvent fixer dans des règlements les conditions de travail dans les centres commerciaux et déterminer les heures d’ouverture et de fermeture. Par exemple, les entreprises sont désormais tenues de vous informer qu’elles vous suivent partout. Mais, étant donné que tout se fait à huis clos, dans les catacombes des codes informatiques fermés des mastodontes de la technologie, même les lois les mieux conçues ne sont qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Personne ne croit qu’une petite loi par-ci et par là parviendra à transformer ces géants en créateurs d’applications qui sont réellement au service des gens. Pour cela, nous devons agir sur la logique du profit qui domine tout l’Internet. Nous devons faire le switch et faire d’Internet un véritable espace public. La première étape pour y arriver consiste à rendre publique l’infrastructure d’Internet.

Internet pour le peuple

Internet semble quelque chose de très mystérieux. On parle parfois du cloud, un nuage qui recouvre toute la planète et paraît insaisissable. Mario, l’installateur de VOO déjà cité au début de ce chapitre, peut nous éclairer sur le sujet. Il travaille chaque jour sur l’infrastructure d’Internet. «En fin de compte, Internet n’est rien de plus qu’un gros réseau de câbles qui relient entre eux des ordinateurs dans le monde entier. Ou un réseau qui relie des appareils mobiles à ces ordinateurs par des antennes.» Mario sait de quoi il parle, puisque c’est lui qui installe ces câbles. «Quand vous cliquez sur le pouce de Facebook, un signal est envoyé via le réseau pour qu’en une fraction de seconde, l’entreprise implantée aux États-Unis sache que vous aimez la photo qu’un ami a postée.» Rendre publique l’infrastructure d’Internet signifie que ces câbles qui acheminent les données seraient aux mains des autorités publiques. C’était d’ailleurs le cas il n’y a pas si longtemps.

Internet a été développé dans les années 1980 et 1990 en tant que réseau public. Le centre de recherche DARPA de l’armée américaine a de l’argent. Beaucoup d’argent. Dans le cadre de l’un de ses projets, il veut faire en sorte que les soldats envoyés au front puissent utiliser une infrastructure informatique de pointe. Il déploie un réseau entre plusieurs bases et élabore le code informatique toujours employé à l’heure actuelle. Toutefois, les Navy Seals – la force de la marine de guerre américaine – ne manifestent dans un premier temps qu’un intérêt limité à l’égard du projet. En revanche, un autre groupe est particulièrement enthousiaste: les scientifiques. Grâce au réseau, des scientifiques américains et européens peuvent collaborer et se partager les coûts des superordinateurs extrêmement chers. De plus, c’est la solution idéale pour échanger des informations scientifiques de manière simple. C’est ainsi qu’Internet arrive également en Belgique, en tant que collaboration publique entre plusieurs universités.

C’est au milieu des années 1990 que les possibilités commerciales d’Internet sont découvertes. Le CERN, un centre de recherche public européen basé à Genève, développe – à nouveau avec de l’argent public, donc – des logiciels permettant de créer des sites web. Internet devient subitement beaucoup plus accessible. Après les scientifiques, c’est le grand public qui découvre Internet. Et Internet devient également intéressant sur le plan commercial. Totalement dans la ligne des idées néolibérales qui dominent à l’époque, l’infrastructure est vendue en moins de temps qu’il ne faut pour le dire à des entreprises de télécom privées pour une bouchée de pain. Celles-ci voient là l’opportunité de réaliser des bénéfices en faisant payer l’accès à Internet. La privatisation massive d’Internet change naturellement le caractère de celui-ci. Alors qu’initialement, il avait pour but la collaboration et le partage d’informations, qui est une philosophie dont Wikipédia est l’un des vestiges, c’est désormais le profit qui prime.

L’Internet public relève-t-il définitivement du passé? Non, cet Internet existe encore. Nous en trouvons un bel exemple au cœur même du capitalisme: aux États-Unis.

L’Internet public à «Gig City»

La petite ville provinciale de Chattanooga dans l’État américain du Tennessee est aujourd’hui appelée «Gig City» parce qu’il y a déjà plus de dix ans, elle a fait le choix de l’Internet pour le peuple, l’Internet le plus rapide de tout l’Occident comme elle aime à le dire. Chattanooga est une ville de quelque 170 000 habitants située au cœur de la Grande Vallée des Appalaches, un poumon vert à l’est des États-Unis. La ville a un riche passé industriel (la toute première usine dans laquelle du Coca-Cola a été embouteillé se trouvait à Chattanooga) et, surtout, une population travailleuse et combative.

Pour comprendre pourquoi cette petite ville est à l’avant-garde de l’Internet, il nous faut remonter aux années 1930. La crise frappe durement la région. Comme c’est souvent le cas dans les zones rurales, les entreprises d’électricité privées délaissent les petites villes plus pauvres. Une poignée d’entreprises domine le marché et n’investit que peu dans les régions moins rentables, mais n’hésite pas pour autant à augmenter les prix. Les habitants de Chattanooga en ont plus qu’assez des prix élevés et des innombrables black-out et décident de créer leur propre entreprise publique d’électricité, l’Electric Power Board (EPB). La mission de l’entreprise publique consiste à développer un réseau électrique. La société étant publique, tous les bénéfices sont réinvestis dans le réseau. Les mastodontes du secteur de l’électricité se démènent comme des diables dans un bénitier contre cette «concurrence déloyale», mais les habitants de la petite ville font front et ne se laissent pas faire.

Les habitants sont donc très attachés à leur EPB. Depuis des décennies, ils ont réussi à conserver EPB entre les mains des autorités publiques, malgré l’opposition des monopoles du secteur de l’électricité et l’administration de droite de l’État du Tennessee. En 2007, septante ans après sa création, EPB décide de franchir une nouvelle étape et d’investir dans un réseau électrique géré par ordinateur, un «smart grid». L’entreprise publique veut utiliser la nouvelle technologie pour lutter contre le gaspillage d’électricité.

Avec un smart grid, on peut mesurer et prévoir où et quand on a besoin d’énergie. On n’en prévoit pas trop, mais pas trop peu non plus. Comme l’entreprise est publique, ces économies d’énergie entraînent une forte réduction de la facture d’électricité de tous.

Mais, le projet ne fait pas que des heureux. En effet, subitement, EPB n’est plus seulement une simple entreprise d’électricité, mais aussi une entreprise de télécom. Le réseau Internet qu’elle a déployé offre des possibilités allant largement au-delà de la simple mesure de la consommation d’électricité. Il amène aussi dans les foyers l’Internet le plus rapide possible. Les gros câblodistributeurs américains ne voient pas ce nouveau réseau d’un bon œil. Ils veulent préserver leur monopole sur les câbles Internet. Tout comme les entreprises du secteur de l’énergie dans les années 1930, le service qu’ils fournissent est notoirement mauvais et les prix qu’ils pratiquent sont incroyablement élevés. Ils mènent une gigantesque campagne médiatique contre cette décision. Cependant, à nouveau, la population prend le parti de l’entreprise publique.

Quand EPB lance son réseau, c’est le premier service qui, aux États-Unis, offre des vitesses Internet allant jusqu’à 1 gigabit par seconde. C’est dix à cinquante fois plus rapide que ce que vous pouvez avoir chez Proximus ou Telenet pour un abonnement ordinaire. Chez eux, pour 1 gigabit, il faut vraiment casquer. Chattanooga est devenue «Gig City» et un pôle d’attrait pour de nombreuses start-up qui veulent avoir accès au meilleur Internet du pays. Les habitants sont donc gagnants sur les deux tableaux. Non seulement les prix qu’ils paient pour Internet représentent moins de la moitié de ce que doivent débourser les Américains en moyenne (même s’il pouvait être encore inférieur, ils paient un prix considéré comme minimum par EPB aux mains de l’administration républicaine de l’État), mais aussi leur facture d’énergie a encore diminué puisque les revenus générés par Internet couvrent en partie les coûts et que le réseau électrique intelligent connaît bien moins de pertes.

À Chattanooga, EPB est un exemple de la manière dont une entreprise de télécom publique peut briser la logique du profit et fournir un véritable service public. Ce n’est pas une exception. Dans des centaines d’endroits du monde, les autorités et collectivités locales ont repris le gouvernail et ont implanté leurs propres «community networks». Partout, la libéralisation a fait en sorte que les entreprises de télécom s’avalent les unes les autres. Dans un gigantesque pays comme les États-Unis, il n’y a que deux grands acteurs qui, ensemble, se partagent plus de 80 % du marché et fournissent un service déplorable. La population est le dindon de la farce. EPB est la preuve qu’il est possible de faire autrement et que des générations de personnes peuvent se mobiliser pour cela.

Du wifi gratuit partout grâce à la fibre

Un mauvais service, des prix qui augmentent constamment et l’absence d’alternatives. Cela vous dit quelque chose? Chez nous aussi, il n’y a, en principe, que deux entreprises auxquelles vous pouvez vous adresser pour votre accès à Internet: Proximus, qui utilise son vieux réseau de câbles téléphoniques, et l’entreprise de télévision par câble Telenet en Flandre et VOO à Bruxelles et en Wallonie. Bien sûr, il y a aussi des opérateurs «virtuels», comme Scarlet et Orange, mais ils ne possèdent pas leur propre réseau et sont donc à la merci des prix demandés par les deux grands. Année après année, ces prix augmentent. Et tous les revenus sont affectés aux bénéfices et dividendes des actionnaires. Ce qui fait de la Belgique l’un des pays les plus chers d’Europe au niveau des télécommunications.

Les habitants de Chattanooga nous prouvent qu’un switch est possible. Mais pour cela, ils avaient une arme secrète. En effet, au lieu d’utiliser d’anciennes technologies, comme les câbles de téléphone et de télévision pour construire leur réseau, ils ont opté pour la fibre optique afin d’amener l’Internet dans les maisons. La fibre optique est un long filament transparent sur lequel tout ce que vous envoyez ou recevez par Internet, que ce soient des photos annexées à des e-mails, des vidéos de YouTube ou des longs-métrages de Netflix, est transmis par laser comme une sorte de code en morse. Cette technologie est beaucoup plus efficace et moins chère que les câbles traditionnels et permet d’envoyer des flux de données pratiquement illimités. C’est pourquoi EPB a choisi cette technologie dans les années 2010 pour développer son réseau Internet.

Les câbles en fibre optique sont utilisés depuis les débuts d’Internet pour transporter des données sur de longues distances. Les câbles transatlantiques qui amenaient l’Internet en Europe dans les années 1980 et 1990 étaient déjà en fibre optique. Mais les derniers kilomètres sont jusqu’à présent couverts par les réseaux classiques. De nos jours, ces technologies sont dépassées et ne permettent plus de suivre la vitesse à laquelle l’Internet se développe. Des investissements dans un nouveau réseau s’imposent d’urgence. L’Union européenne le sait et elle verse des dizaines de milliards de subsides pour le déploiement d’un réseau de fibre optique. C’est donc le moment idéal pour passer à un nouveau réseau public reposant sur la fibre optique.

La Belgique a un atout. Contrairement à nos voisins, avec Proximus, nous possédons encore une entreprise de télécommunications partiellement publique (53 % des actions). Toutefois, Proximus est gérée comme une entreprise privée, est axée sur le bénéfice et verse un salaire hallucinant à son CEO.

L’entreprise a, dès le début, décidé de vendre son grand projet de passage à la fibre optique. Deux grands fonds d’investissement vont se charger pour elle de l’installation d’une grande partie du nouveau réseau. Sous l’œil bienveillant de la ministre Groen Petra De Sutter, l’avenir est ainsi d’ores et déjà privatisé. Chez nous aussi, il va de soi que ces entreprises privées n’ont pas la moindre intention d’équiper les zones économiquement moins intéressantes du nouvel Internet. C’est pourquoi, des subsides sont prévus afin que les installateurs privés de fibre optique puissent continuer à faire suffisamment de bénéfice.

C’est pour cela que nous voulons que Proximus redevienne une entreprise entièrement publique, détenue à 100 % par l’État, et que le déploiement de la fibre optique soit financé avec des moyens publics. De l’argent public pour des besoins publics. Ce sera aussi un investissement dans de bons emplois, étant donné que plus de 80 % des ressources vont dans les salaires, mais aussi dans l’avenir. Cela offre non seulement la possibilité de donner aux ménages et aux entreprises l’accès le plus rapide et le plus qualitatif à Internet et, ainsi, de stimuler l’innovation économique, comme nous l’avons vu à Chattanooga. Cela permet aussi de considérer de nouveau Internet comme un service public.

Dans un premier temps, nous pouvons équiper tous les lieux publics d’un wifi rapide et public. Aujourd’hui, les villes le proposent déjà dans les rues commerçantes. Pourquoi ne pas le généraliser partout? Lorsque nous éventrons les rues pour installer de nouveaux câbles et plaçons des boîtiers aux coins de la rue, nous pouvons en même temps installer un bon wifi. Le réseau le permet et on aurait ainsi nettement moins souvent besoin de l’Internet mobile.

Nous pourrions encore aller un cran plus loin dans cette logique. Comme le trottoir devant votre porte, nous pourrions rendre l’accès à Internet à domicile entièrement gratuit pour les ménages. Une fois la fibre optique installée, connecter un foyer, faire fonctionner le réseau et l’entretenir ne coûtent pratiquement rien. Pourquoi ne pas faire supporter ce coût très limité via l’imposition progressive, comme nous le faisons pour les rues? Ou via une taxe sur les GAFAM? En faisant de la Belgique un «Gig Country», nous servons un nombre beaucoup plus élevé de clients qui peuvent bénéficier d’une expérience numérique de nettement meilleure qualité. Nous assurerions ainsi l’Internet gratuit pour tous. Le wifi gratuit grâce aux filaments de fibre optique.

Libérer la créativité aujourd’hui prisonnière des GAFAM

L’infrastructure publique n’est qu’un début. Elle constitue la base d’un nouveau type d’Internet, organisé en fonction des gens et non à l’aune du profit maximum. Mais, sans contenu, l’Internet public ne présente pas vraiment d’intérêt. C’est pourquoi nous avons besoin d’une deuxième étape. Une manière de stimuler la créativité numérique sans chasse au profit.

Le secteur technologique regorge de personnes créatives qui veulent changer le monde. Sur YouTube, TikTok, Twitch, Instagram et toutes les autres plateformes des médias sociaux, une nouvelle génération construit une culture numérique susceptible d’ouvrir les esprits de centaines de millions de personnes. Avec succès. Nous regardons de plus en plus souvent des vidéos en ligne sur les grandes plateformes. D’ailleurs, le métier de «YouTuber» ou de «TikTokeuse» a rejoint le classement des professions de rêve de très nombreux enfants, aux côtés de pompier ou de médecin.

Une foule d’initiatives technologiques en tout genre poussent comme des champignons pour résoudre les grands et petits problèmes. Elles osent porter un regard entièrement différent sur le monde. Elles défient le statu quo.

Par exemple, la puissance de la créativité technologique est très fortement apparue lors du premier confinement dû à la crise du Covid. Une communauté a réuni des dizaines de milliers de créateurs qui ont exploité leurs aptitudes techniques afin d’apporter des réponses aux changements subits. Ainsi, en Belgique, un «groupe de réflexion corona» a vu le jour. Ses membres ont utilisé des imprimantes 3D pour fabriquer des visières, ont développé des tutoriels pour aider les gens à fabriquer eux-mêmes leurs masques et ont créé des plateformes d’appels vidéo, et même une plateforme d’entraide pour relier les personnes endeuillées par la perte d’un proche, afin qu’elles puissent trouver du soutien malgré la quarantaine. Ce n’est qu’un petit exemple, mais il démontre ce que le développement commun de solutions numériques créatives permet d’accomplir.

Malheureusement, les initiatives utiles se heurtent souvent à l’absence de «business plan». Oubliez votre projet si vous n’êtes pas en mesure de rembourser vos investisseurs à court terme. La logique de la concurrence, sur laquelle repose l’Internet actuel et, par extension, le secteur technologique dans son ensemble, rend tout simplement impossible le développement de solutions sociales non axées sur le profit. Si votre nouvelle application est prometteuse, elle sera rachetée en un rien de temps par l’un des grands acteurs qui neutralisent ainsi la concurrence, mais entravent également l’innovation.

Les créateurs numériques qui rendent passionnantes les plateformes en ligne se heurtent aux limites du marché. Pour que les gens puissent vous trouver, vous devez vous plier aux lois de YouTube. Si vous voulez vraiment percer, vous devez vous soumettre à la publicité. Pour survivre et développer leurs projets, les développeurs de contenus doivent conclure des contrats publicitaires avec de grandes marques. Ils doivent de plus en plus intégrer de la publicité déguisée dans leurs vidéos et s’adapter aux désirs de leurs nouveaux sponsors. Sortir des sentiers battus est de moins en moins possible. Le contenu est donc de plus en plus fréquemment uniforme. Pour survivre, tout doit viser les clics. Les créateurs sont les victimes du même mécanisme qui tient Internet dans ses griffes.

C’est en rendant de nouveau Internet public et gratuit que nous pourrons briser ce carcan. Par ailleurs, nous devons aussi envisager des possibilités pour créer des contenus uniques. Aussi bien pour le développement de nouvelles solutions technologiques que de contenus dépourvus de publicité, nous prévoyons un fonds d’innovation chargé de l’élaboration de nouvelles solutions créatives et de contenus uniques qui ne soient pas dictés par les lois du profit.

Laisser la place aux nouveaux créateurs

En France, depuis 2017, le CNC (Conseil national du cinéma et de l’image animée) dispose d’un fonds pour les YouTubers. Il est possible d’y obtenir des moyens financiers pour faire de nouvelles vidéos innovantes, uniques, ambitieuses et créatives. Depuis les courtes vidéos jusqu’aux longs documentaires, tout est possible, tant qu’ils sont mis gratuitement à la disposition du public et sont entièrement dépourvus de publicité. Les créateurs peuvent expérimenter les nouveaux formats, plutôt que de faire seulement ce que les marques privées veulent voir. Ils peuvent aussi aborder des sujets trop «sensibles» pour l’image des marques qui sponsorisent les YouTubers.

Il y a de la créativité en suffisance, mais trop peu de moyens. C’est pourquoi, comme en France, nous prévoyons un fonds pour la création pour que les personnes créatives aient la possibilité de développer des projets indépendants et originaux pour les plateformes de médias sociaux existantes. Pour qu’elles puissent élaborer des projets essentiels pour la société, des projets qui font bouger les choses. Nous voulons appliquer la démocratie directe pour la répartition des moyens. Aujourd’hui, ce sont les grandes multinationales qui décident des projets qui auront une chance sur les médias sociaux. Faisons le switch et donnons ce pouvoir aux gens. Organisons chaque année une grande consultation portant sur ce que le public veut voir sur les plateformes, sur les contenus qui font selon lui défaut et sur les créateurs auxquels il veut donner un coup de pouce. Le résultat de cette consultation sera le fil rouge de l’évaluation des futurs projets. Le jury qui distribue les financements doit être le reflet de la société dans son ensemble. Avec une large société civile, des personnes de la classe travailleuse, des étudiants et des jeunes.

Un fonds public d’investissement pour une transition numérique qui soit aussi écologique et sociale

Les monopoles Internet et leur soif de bénéfices rapides sont un frein à l’innovation. Les nouvelles idées numériques s’éteignent par manque de moyens ou sont immédiatement absorbées par l’un des géants. Sur ce plan également, un fonds d’investissement doit apporter la solution. Les acteurs publics tels que les gouvernements, les villes ou les entreprises publiques, mais aussi les mouvements coopératifs et les collectifs doivent avoir pleinement la possibilité de développer des solutions numériques. Le fonds d’investissement stimule la coopération et l’ouverture. Il permet d’avoir un contrôle démocratique sur le code source et la technologie à la base de nouvelles applications et stimule aussi l’innovation sur laquelle d’autres développeurs pourront s’appuyer. Lorsqu’on aura abandonné la logique privée, on constatera à quel point nous avons été dépossédés de notre capacité à innover. Libérons la créativité pour qu’elle s’attaque aux grands défis de notre époque, et nous serons étonnés des solutions qu’elle peut engendrer. Un «smart grid», un réseau intelligent comme celui développé à Chattanooga, pour rendre notre consommation d’électricité plus efficace et moins chère. Une application pour réguler les prix des locations. Une application de transport nationale pour en finir avec la profusion d’applications et d’abonnements aux bus, aux trains, aux vélos et voitures partagés. Une vue d’ensemble numérique de la santé publique, comme le National Health Service le fait au Royaume-Uni où les informations des patients de différents médecins sont corrélées de manière totalement anonyme. La santé publique fait ainsi l’objet d’un meilleur suivi et est axée sur des soins de santé préventifs et efficaces.

Le fonds peut aussi jeter les bases du successeur des grandes plateformes. Dans le monde des GAFAM, rien n’est éternel. Avant-hier, Facebook régnait en maître, hier c’était Instagram et aujourd’hui, c’est TikTok qui est le réseau social qui enregistre la croissance la plus rapide. Grâce au fonds, la plateforme de l’avenir pourrait être un réseau social ouvert, géré de manière publique et transparente. Un réseau social sur lequel la vie privée serait protégée et sur lequel l’interaction sociale occuperait une place centrale, en lieu et place de la diffusion de messages publicitaires.

Nous n’en sommes qu’au début de la révolution numérique qui va profondément ébranler notre vie et notre société. Cette révolution sera positive ou négative en fonction de la manière dont nous organiserons Internet. Au cours des vingt dernières années, nous avons confié le potentiel d’Internet à une poignée de milliardaires en Californie. Cela leur a donné le pouvoir sans précédent de façonner notre vision du monde et de déterminer notre avenir. En faisant le switch, Internet sera de nouveau entre les mains du public, et l’avenir entre celles des gens qui travaillent.