Boostons nos soins de santé
En juin 2019, la vie d’Arne et de Stephanie a été profondément bouleversée. C’est en effet l’année de naissance de leur fils, Lars. Leur joie est immense. Jusqu’à ce que le couperet tombe. Lars est atteint de la mucoviscidose, une terrible maladie congénitale qui entraîne d’importants désagréments et beaucoup de douleur en raison de la formation d’un mucus visqueux dans les poumons et dans d’autres organes. Jusqu’il y a vingt ans, l’espérance de vie des patients ne dépassait pas 30 ans. Le spécialiste qu’ils ont consulté a néanmoins pu redonner espoir à Arne et Stephanie. Ces dernières années, d’importants progrès ont été accomplis dans la recherche de médicaments efficaces. Les premiers résultats des études sur le Kaftrio et l’Orkambi, les plus connus, ont été très prometteurs. Ils offrent la possibilité de vivre une vie plus normale et plus longue. Mais ces deux médicaments n’étaient alors pas remboursés par la sécurité sociale: les négociations menées entre Vertex, l’entreprise qui détient le brevet sur l’Orkambi et le Kaftrio, et le gouvernement belge avaient traîné en longueur pendant des années.
La firme pharmaceutique américaine avait décidé sans la moindre gêne de fixer à 136 000 euros par an le prix du médicament susceptible de rendre la vie de Lars plus supportable. Le Kaftrio coûtait même 190 000 euros par an. La production des pilules de Kaftrio ou d’Orkambi est-elle donc à ce point effroyablement coûteuse? Absolument pas. Des économistes estiment le prix de production à environ 5 300 euros. Bien sûr, cela reste une somme énorme, mais elle est quand même 35 fois moins élevée que ce que réclamait Vertex. L’entreprise pharmaceutique prétendait que ce prix élevé était nécessaire pour couvrir les coûts investis dans la recherche pour le nouveau médicament. Sauf que Vertex a toujours refusé de lever le voile sur ce que la recherche lui a précisément coûté. Or nous savons qu’une grande partie de la recherche a été financée par des institutions caritatives américaines qui, depuis des années, collectent des fonds pour les patients atteints de mucoviscidose. Nous connaissons également les bénéfices de l’entreprise. Après déduction de tous les coûts, tels que le marketing, la recherche et les impôts, Vertex réalise un bénéfice de pas moins de 44 %. De l’argent qui va directement dans les poches des actionnaires. Le professeur américain Paul Quinton, lui-même atteint de la mucoviscidose, est scandalisé. Ce sont ses propres recherches, menées dans les années 1980, qui sont à l’origine des percées récentes. «J’ai honte de la manière dont mes travaux ont été exploités et de la cupidité qu’ils ont engendrée. J’ai honte d’avoir contribué à cela. Ce que Vertex fait est indécent. C’est de l’avidité pure», a-t-il déclaré.
Sans intervention de la sécurité sociale, le médicament était tout simplement impayable pour les patients et leurs parents. Un médicament peut alléger la douleur de votre enfant, mais il est pris en otage par une entreprise qui veut en tirer des milliards par an. Finalement, le gouvernement belge est parvenu à un accord avec la firme pharmaceutique. Nous ne savons cependant pas combien celui-ci coûtera à notre sécurité sociale au cours des prochaines années. «Nous sommes tellement reconnaissants envers la sécurité sociale et l’assurance maladie que Lars puisse être traité, car nous n’aurions jamais pu prendre en charge de telles sommes», explique Arne. «Mais en même temps, on se dit aussi que, du coup, tout cet argent ne peut pas aller à l’engagement de personnel supplémentaire ou à soigner d’autres maladies.»
Une collecte publique de fonds pour sauver la vie d’un enfant
Le problème du Kaftrio et de la mucoviscidose n’est pas un cas isolé. Il y a quelques années, tout le pays s’est ému de la maladie de la petite Pia et de la situation de ses parents. Pia est atteinte d’une maladie musculaire génétique et ses parents devaient débourser la somme invraisemblable de 1,9 million d’euros pour bénéficier du nouveau médicament mis au point par la multinationale suisse Novartis. Ils n’ont eu d’autre choix que d’organiser une collecte de fonds par SMS pour sauver la vie de leur fille. Après Pia, nous avons découvert l’histoire de deux autres bébés, Victor et Lucien. À Chaque fois, nous sommes confrontés au même phénomène: un nouveau médicament miraculeux, assorti d’un prix vertigineux. Le problème ne se pose pas uniquement pour les médicaments destinés à traiter des maladies rares. Les augmentations de prix d’autres médicaments sont également énormes. En cinq ans, le budget médicaments de notre sécurité sociale a bondi de 17 %. Aucun autre poste de dépenses des soins de santé n’a explosé de manière aussi spectaculaire que celui des médicaments. Selon le Comité de monitoring du gouvernement, qui rédige des rapports réguliers sur la situation budgétaire de la Belgique, le coût du remboursement des médicaments aura augmenté en 2024 deux fois plus vite que celui des hôpitaux, trois plus vite que celui des salaires des médecins et six fois plus vite que celui des salaires du personnel infirmier. Les bénéfices des entreprises pharmaceutiques grossissent toujours plus, mais le budget des soins de santé craque.
Tout le monde en subit les conséquences. Un cinquième des coûts de santé sort déjà de notre propre poche, que ce soit directement ou via des assurances privées. Tous ceux qui ont déjà dû faire appel à un psychologue, à un dentiste, à un kinésithérapeute ou qui ont besoin d’un appareil auditif savent ce que cela signifie. C’est toujours avec une certaine appréhension que nous attendons la facture. Comme Big Pharma s’approprie une telle part des ressources, il ne reste pas grand-chose à investir dans la prévention, la résorption des listes d’attente et le personnel du secteur des soins de santé.
Comment les entreprises pharmaceutiques ont-elles acquis une telle puissance qu’elles peuvent fixer comme bon leur semble ces prix astronomiques? Thor a son marteau, Captain America son bouclier, les entreprises pharmaceutiques ont leurs brevets. Un brevet assure à l’entreprise qui le détient le droit exclusif de commercialiser un médicament ou un vaccin sans aucune concurrence pendant vingt ans. Elle acquiert ainsi une position de monopole pendant au moins vingt ans. Nul autre n’est autorisé à produire ou commercialiser le médicament, et la firme pharmaceutique est donc libre de fixer le prix de manière entièrement unilatérale puisqu’elle n’est confrontée à aucune concurrence. À première vue, cela peut sembler logique. Un groupe de musique qui a travaillé dur pour sortir un hit planétaire veut de toute évidence pouvoir en retirer des bénéfices. Personne ne peut copier et vendre son travail à sa guise, non? Le cas des médicaments est un peu plus complexe. La plupart des nouveaux médicaments et vaccins ne sont pas mis au point par les entreprises pharmaceutiques elles-mêmes. Moins d’un quart de tous les nouveaux médicaments commercialisés par des géants du secteur, tels que Pfizer et Johnson & Johnson, ont été développés directement par les firmes. En réalité, ces entreprises écument le marché à la recherche des médicaments et technologies les plus prometteurs conçus par des chercheurs passionnés, dans des petites entreprises ou dans des universités. Les géants pharmaceutiques mettent alors sur la table des sommes importantes pour absorber ces petites sociétés ou acheter les brevets. Ce sont ces petites sociétés et ces universités qui ont pris les risques et ont fait le plus gros du travail. Les entreprises pharmaceutiques se contentent de racheter la balle en dernière minute et empochent les bénéfices.
En d’autres termes, les résultats d’investissements publics dans des recherches risquées sont en fin de compte privatisés par Big Pharma. La plus grosse partie de la recherche à la base du développement des nouveaux médicaments est financée par des fonds publics, donc avec l’argent de l’État. Rien qu’aux États-Unis, plus de 70 % de la recherche fondamentale nécessaire au développement de nouveaux médicaments sont réalisés par des institutions publiques, des universités et autres organisations sans but lucratif.
Les brevets sont un frein à l’innovation
Alors que, dans de nombreux pays, les soins de santé sont soumis à l’austérité depuis de nombreuses années, les actionnaires des entreprises pharmaceutiques sont à la fête tous les jours. Roche: 15 milliards de dollars de bénéfices par an. Johnson & Johnson: 14,7 milliards de dollars de bénéfices en 2020. Pfizer: 21,9 milliards de dollars de bénéfices en 2021. Des montants qui donnent le tournis. L’industrie du médicament est le secteur le plus lucratif de l’économie. Sur 100 euros de chiffre d’affaires, les plus grosses entreprises pharmaceutiques réalisent un bénéfice moyen de 13,8 euros. Elles font ainsi mieux que le secteur bancaire, mieux que le secteur des nouvelles technologies, mieux que n’importe quel autre secteur. Et tout cela, grâce aux brevets. Le rôle majeur joué par les géants pharmaceutiques dans le développement de nouveaux médicaments est un mythe. L’économiste italienne Mariana Mazzucato a calculé qu’au cours des dix dernières années, Pfizer a reversé à ses actionnaires près du double de ce que l’entreprise a investi dans la recherche de nouveaux médicaments. Sa conclusion est sans appel: «Big Pharma porte préjudice à l’innovation dans le secteur des médicaments.»
Bizarrement, ce système des brevets n’existe pas depuis bien longtemps. Jusqu’aux années 1990, la protection des brevets s’arrêtait aux frontières nationales. Si un médicament miracle était découvert aux États-Unis, des entreprises brésiliennes ou indiennes pouvaient très bien le produire aussi. Puis, ces pays ont commencé à développer leur propre industrie pharmaceutique et les firmes américaines y ont vu une menace majeure. Après une campagne de lobbying massive, la protection par brevet a été mise en place au niveau mondial. Sous pression, 123 pays ont signé en 1994 l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). Produire et vendre un médicament dont on ne détient pas le brevet est ainsi devenu illégal du jour au lendemain. C’est ainsi qu’a été coulé le béton sur lequel les entreprises pharmaceutiques ont pu construire leurs bénéfices actuels. Aujourd’hui, ce système a prouvé ses limites. Il débouche sur des drames tels que ceux de Lars, de Pia et de bien d’autres encore, ainsi que sur des systèmes de soins de santé qui craquent financièrement de toutes parts. Au début de la crise du coronavirus, Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, s’est mis en colère parce qu’il voyait déjà s’enclencher le jeu des brevets autour des vaccins: «Nous avons le choix entre deux scénarios d’avenir. Dans le premier, nous continuons comme avant et nous demeurons dépendants des grandes firmes pharmaceutiques. Dans le second, nous admettons que notre système – dans lequel des monopoles privés profitent des connaissances produites dans une large mesure par des institutions publiques – est incapable de réaliser sa mission.» En d’autres termes, nous avons besoin d’un switch.
«Peut-on breveter le soleil?»
Comme cela a été prouvé depuis très longtemps, il est tout à fait possible de faire autrement. Après la Seconde Guerre mondiale, la polio a fait des ravages dans le monde. L’épidémie était effrayante. Les personnes atteintes passaient souvent des mois à l’hôpital et elles pouvaient rester paralytiques. Le président américain Franklin D. Roosevelt s’est retrouvé en fauteuil roulant après l’avoir contractée à l’âge de 39 ans. Le chanteur Neil Young boite depuis qu’il l’a eue à 50 ans. Aujourd’hui, la maladie est éradiquée. C’est au virologue Jonas Salk que nous le devons. Lui et son équipe de collègues passionnés ont déclaré la guerre au virus. Ils ont organisé des collectes de fonds auprès du grand public et le gouvernement américain a lui aussi mis la main à la poche. Au total, quelque 20 000 médecins et professionnels de la santé ont uni leurs forces. Et, en 1955, le premier vaccin sûr et efficace contre la polio a été administré dans un hôpital américain. Peu de temps après, une équipe de télévision s’est rendue dans le laboratoire de Salk. Cela a donné l’un des moments les plus légendaires de l’histoire de la télévision. Le timide professeur n’était pas à l’aise face à toute cette attention subite. Quand le journaliste lui a demandé qui détenait désormais le brevet sur le vaccin contre la polio, Salk a été pris au dépourvu. Il a hésité un peu, puis a déclaré: «Eh bien, le peuple, je dirais. Il n’y a pas de brevet. Pourrait-on breveter le soleil?» Et il a accompagné ses propos d’un large sourire. En l’absence de brevet, la maladie a pu être éradiquée relativement rapidement, à moindre coût, dans le monde entier. S’il y avait eu un brevet, Salk aurait touché 7 milliards de dollars, selon les estimations. Mais il ne pouvait imaginer s’enrichir démesurément en plumant des gens qui auraient pu avoir la vie sauve grâce à sa découverte scientifique. Salk et ses collègues ont prouvé qu’il est possible de rendre le monde meilleur en travaillant ensemble, sans que l’avidité et les cours en bourse n’entrent en ligne de compte.
Après quatre décennies de néolibéralisme, l’idéalisme de Salk semble définitivement appartenir au passé. Ce n’est cependant qu’une apparence. En 2016, le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE), composé de scientifiques indépendants, a publié un rapport dans lequel il a examiné différents scénarios d’avenir pour le développement des nouveaux médicaments. Le rapport indique: «En Europe et dans le reste du monde, la vision de l’innovation médico-pharmaceutique est aujourd’hui largement dominée par une logique économique. Nous voulons prouver qu’il est possible de mettre en question cette vision au profit d’une vision davantage orientée sur le citoyen.» En résumé, les scientifiques nous disent que nous sommes complètement à côté de la plaque et qu’il nous faut changer notre fusil d’épaule. Oui, mais comment? «Les médicaments doivent être développés de manière à répondre aux priorités des patients et de la société, et non pour avant tout générer des bénéfices aussi élevés que possible. […] Cette vision va dans le sens du médicament en tant que bien public, accessible à tous et abordable.» Le rapport regorge d’idées rafraîchissantes. Il a clairement été rédigé par des scientifiques qui en ont assez de l’environnement cupide dans lequel ils sont contraints de travailler et qui osent rêver d’un meilleur système. Les médicaments doivent redevenir un bien public, disent-ils. Les autorités doivent orienter et financer la recherche scientifique. Certes, les entreprises pharmaceutiques peuvent continuer à produire des médicaments, mais sur une base concurrentielle. Parce que, par exemple, elles fournissent le meilleur produit au prix le plus bas et non parce qu’elles ont déboursé une belle somme pour breveter une découverte. La lecture du rapport du KCE nous a immédiatement inspirés. Et si nous fondions un institut européen qui mette à la disposition des scientifiques les moyens qui leur permettent de donner libre cours à leur passion et de lutter contre toutes les maladies qui affligent notre planète? Ce nouvel organisme, nous voudrions l’appeler l’Institut Salk européen, en hommage au bienveillant chercheur qui a offert au monde le vaccin contre la polio.
Une grande communauté de scientifiques
L’idée fait également son chemin au niveau international. Le professeur italien Massimo Florio a effectué une radioscopie du secteur pharmaceutique pour le compte du Parlement européen. Sa conclusion est claire: «Le système est malade, nous devons l’abandonner.» Selon lui, une infrastructure publique doit voir le jour au niveau européen et gérer tout le cycle du développement des nouveaux médicaments. Aujourd’hui, le gros de la recherche fondamentale est réalisé dans les universités publiques et dans des centres de recherche subventionnés. C’est surtout durant la dernière phase de test des nouveaux médicaments sur des volontaires que les géants pharmaceutiques entrent en jeu. C’est en effet pendant cette phase que les découvertes des chercheurs sont transformées en médicaments utilisables. Le futur Institut Salk européen devrait prendre en charge cet aspect ou donner aux entreprises et institutions qui sont en mesure de le faire les moyens à cet effet. À condition toutefois que les données et les résultats de la recherche soient ensuite intégralement mis à la disposition du public et, surtout, qu’aucun brevet ne soit accordé sur les résultats. Ces résultats publics doivent constituer une mine d’informations pour les futurs chercheurs qui pourront ainsi étudier ce qui a déjà été testé, ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas produit l’effet escompté.
En mettant en relation tous les chercheurs de l’Union européenne et en les soutenant financièrement, l’Institut Salk européen pourra développer à court terme un éventail de nouveaux médicaments et technologies. Chaque produit fini développé dans le giron de l’Institut bénéficiera d’une licence ouverte, comparable à ce qui existe maintenant pour les logiciels gratuits. En d’autres termes, le droit de propriété sur les découvertes sera protégé, mais chacun aura automatiquement l’autorisation de consulter et d’utiliser toutes les données qui s’y rapportent. Toute entreprise qui le souhaite aura accès aux connaissances et aux technologies requises pour entamer la production d’un médicament. Le système des licences ouvertes permet la diffusion des connaissances et fait en sorte que les entreprises ne déposent pas secrètement un brevet. En mettant à disposition toutes les informations, la collaboration deviendra la nouvelle norme. Tout scientifique curieux pourra se nourrir des connaissances déjà acquises et les développer. La connaissance ne prospère que lorsqu’elle est partagée. D’innombrables exemples issus de l’histoire de la science le prouvent.
C’est notamment ainsi que fonctionne le CERN, le centre européen de recherche de Genève, dans le cadre duquel des milliers de scientifiques implantés dans le monde entier font des découvertes extraordinaires en physique. Certains d’entre eux travaillent directement pour le CERN, de nombreux autres apportent leur contribution à distance. C’est sur ce modèle qu’est pensé l’Institut Salk européen: une grande communauté de chercheurs et de médecins qui, avec des fonds publics, collaborent au développement de nouveaux médicaments pour aider l’humanité. Tout comme le CERN, l’Institut Salk européen sera doté d’un conseil chargé de définir les grandes lignes de la recherche en fonction des besoins. Ce conseil sera composé de représentants des États membres, mais aussi de scientifiques et de représentants d’associations de patients, des mutualités et des syndicats, pour créer une interaction puissante entre la science et la société.
Ces maladies que Big Pharma néglige
Ces dernières années, cette nouvelle manière de travailler a déjà été expérimentée. Confrontés à la cupidité des géants pharmaceutiques, les chercheurs ne sont pas restés les bras croisés. Quand Médecins sans Frontières a reçu le prix Nobel de la paix en 1999, l’organisation a décidé de consacrer une partie de la récompense à la recherche d’une autre manière de développer des médicaments, éloignée du modèle économique qui produit des pilules bien trop chères. En 2003, l’ONG s’est associée à l’Organisation mondiale de la santé et à cinq instituts de recherche d’Inde, du Kenya, de Malaisie et de France dans le cadre de la Drugs for Neglected Diseases initiative ( DNDi - Initiative sur les médicaments pour les maladies négligées). Ils ont en effet constaté que l’industrie pharmaceutique n’a que faire des très nombreuses maladies infectieuses graves qui frappent le sud de la planète. C’est pourquoi on les appelle les «maladies négligées». Big Pharma ne s’intéresse pas à ces maladies parce qu’elles concernent essentiellement les pays pauvres, dans lesquels les patients et les gouvernements n’ont pas les moyens de payer les millions habituellement demandés. La DNDi n’a pas d’actionnaires qui, chaque trimestre, passent attentivement les chiffres à la loupe. L’initiative se considère comme «une expérience dans le domaine de l’innovation». Les porteurs du projet veulent non seulement développer des médicaments au plus vite pour lutter contre ces maladies négligées, mais ils veulent aussi démontrer que la collaboration ouverte et transparente est possible. En quinze ans, ils ont déjà mis au point huit médicaments, notamment contre la maladie du sommeil, la malaria et le SIDA chez les enfants. Au cours des prochaines années, huit autres devraient voir le jour, vu les résultats provisoires très prometteurs. «Au début, beaucoup ont exprimé leur scepticisme quant au fait que notre approche sans but lucratif pourrait aboutir», écrit l’organisation. «Mais nous voyons dans la pratique que la collaboration et l’ouverture peuvent attirer plus de chercheurs, peuvent accélérer la phase de recherche et peuvent rendre tout le processus de développement plus efficace et moins coûteux.» Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le développement de huit médicaments a coûté environ un milliard d’euros. C’est à peine une fraction des coûts que Big Pharma fait valoir pour justifier ses prix élevés. «Nous voulons développer des médicaments qui sont un bien public. Nous voulons que la recherche et le développement reposent sur les besoins des patients et non sur la maximalisation des bénéfices», indique la DNDi. Ce qui fonctionne pour les maladies tropicales devrait théoriquement aussi fonctionner pour les autres maladies, non?
La malaria ou la maladie du sommeil ne sont pas les seules maladies négligées. Les progrès réalisés dans la lutte contre de très nombreux problèmes de santé graves sont loin d’être suffisants. Au cours des dernières années, pratiquement toutes les grandes multinationales ont mis un terme à la recherche sur la maladie d’Alzheimer. Les premiers résultats n’étaient pas à la hauteur des attentes et elles ont donc rapidement jeté l’éponge. L’éminent chercheur louvaniste Bart Destrooper en a été très déçu: «Si le secteur pharmaceutique avait pris un peu plus de risques et avait fait preuve d’un peu plus de patience, et s’il n’avait pas renoncé aux essais dès les premiers revers, nous serions aujourd’hui plus proches de la découverte d’un médicament.» Et cela aurait redonné de l’espoir aux 140 000 Belges atteints de la maladie d’Alzheimer et à leur famille.
Ce que la DNDi peut faire, l’Institut Salk européen peut également l’accomplir, mais à une bien plus grande échelle. Cette approche apporterait de l’espoir à des millions de patients et révolutionnerait le travail de milliers de scientifiques qui pourraient exploiter leurs talents pour faire une réelle différence, sans craindre que le fruit de leur travail ne soit ensuite pris en otage par les géants pharmaceutiques.
L’Institut Salk européen lutterait également contre le gaspillage et la frustration qu’il engendre. À l’heure actuelle, des millions d’euros sont consacrés à apporter de minuscules modifications à des molécules ou technologies existantes. Les géants du domaine pharmaceutique ont besoin de ces changements pour pouvoir prolonger leurs brevets pour de nombreuses années, mais ils n’apportent aucune amélioration réelle. Cochrane, une organisation qui évalue la recherche médicale, a calculé que, chaque année, 150 milliards d’euros sont dépensés pour des recherches qu’un concurrent est aussi en train de faire ou qui ont été faites il y a dix ans mais dont les résultats ont été enfouis dans un coffre secret de l’entreprise. Imaginez un peu quel pourrait être le gain social de la mise à disposition publique de tous les résultats par l’Institut Salk européen.
Mais qui produira les médicaments après leur invention? Des dizaines de milliers de travailleurs compétents et expérimentés et de laborantins travaillent dans l’industrie pharmaceutique dans toute l’Europe. C’est notamment le cas dans notre pays. Ainsi, les plus de 3 000 travailleurs de la société Pfizer à Puurs ont produit plus d’un milliard de vaccins contre le Covid, ce qui représente un incroyable tour de force. À Wavre et à Rixensart, plus de 9 000 travailleurs spécialisés sont à l’œuvre.
Avec l’Institut Salk européen, nous voulons protéger ce savoir-faire. Le seul changement viendrait de l’inversion des rapports de force entre le gouvernement (qui prend en charge la plus grosse partie du coût de revient des médicaments) et les géants du secteur. À l’heure actuelle, le gouvernement doit s’asseoir à table avec les bonzes des firmes pharmaceutiques pour négocier les prix. Si le gouvernement n’est pas prêt à débourser une somme suffisante, le médicament n’est pas commercialisé. L’Institut Salk européen étant à la tête de la recherche, les grandes entreprises pharmaceutiques ne pourront plus faire grand mystère des coûts de développement de la pilule qu’ils veulent mettre sur le marché. L’Institut Salk européen déterminera, sur la base d’une étude solide, quels médicaments sont nécessaires et quelle quantité doit être produite. Ensuite, les firmes pharmaceutiques pourront formuler une proposition dans le cadre d’un appel d’offres public. L’entreprise qui déposera la meilleure offre remportera la commande. Les entreprises seront ainsi obligées de fixer un prix plus conforme au coût de production. Leurs marges bénéficiaires seront réduites, mais la collectivité y trouvera son compte. L’Institut Salk européen sera suffisamment solide pour que les travailleurs ne soient pas les dindons de la farce. Outre le prix, d’autres facteurs doivent être pris en considération, comme de bonnes conditions de travail ou l’interdiction de délocaliser vers des pays à bas salaire.
Le modèle Kiwi, plus actuel que jamais
La Nouvelle-Zélande a compris depuis bien longtemps qu’il est possible d’obtenir d’énormes diminutions de prix des médicaments. Dans ce pays, le gouvernement obtient des prix plus bas en organisant des appels d’offres publics. Seuls les médicaments les moins chers sont remboursés par l’assurance maladie, permettant ainsi de réaliser des économies allant jusqu’à 90 %. Et si, en Belgique, nous connaissons ce modèle mis en place à l’autre bout de la planète, c’est au docteur Dirk Van Duppen, disparu bien trop tôt, que nous le devons. Pendant des années, il a été président de Médecine pour le Peuple et, au début des années 2000, il a été scandalisé par le fait que le remboursement des médicaments anti-cholestérol grevait largement le budget de l’assurance maladie. Il a décidé de creuser le sujet et s’est aperçu que pratiquement tous les médicaments étaient bien trop chers. Le livre qu’il a consacré à ce thème, La Guerre des médicaments, a eu l’effet d’une bombe. Il s’agit d’une lourde accusation contre Big Pharma, formulée de manière si percutante qu’elle est allée jusqu’à susciter d’interminables discussions au Parlement.
Dirk Van Duppen a mis en évidence les avantages du système néo-zélandais. C’est ainsi qu’est né le modèle Kiwi. Médecine pour le Peuple et les syndicats ont recueilli des milliers de signatures en faveur du modèle Kiwi afin d’exiger dans notre pays l’organisation d’appels d’offres publics pour les médicaments. En quelques mois, plus de 100 000 personnes ont signé la pétition. Sous cette pression, la coalition gouvernementale de l’époque a réellement envisagé d’instaurer le modèle Kiwi. Mais les géants du secteur pharmaceutique ont lâché leurs lobbyistes et le gouvernement a courbé l’échine. La proposition a été largement vidée de sa substance. En 2019, le Bureau du plan a néanmoins confirmé que l’application du modèle Kiwi aux cent médicaments les plus prescrits pourrait engendrer à elle seule une économie d’un demi-milliard d’euros, ce qui constitue un motif suffisant pour continuer le combat du docteur Van Duppen.
Nous pouvons instaurer le modèle Kiwi au niveau européen par le biais de l’Institut Salk européen. De la sorte, nous pourrions économiser des dizaines de milliards. De l’argent de la sécurité sociale, de l’argent public donc, qui n’irait pas dans les poches des actionnaires. De l’argent que nous pourrions investir dans le développement de nouveaux médicaments, dans la résorption des listes d’attente pour les soins de santé ou dans la mise en place d’une véritable prévention dans le domaine des soins. En Belgique, cette prévention a été traitée en parent pauvre par les ministres de la Santé successifs. Or le meilleur médicament est sans nul doute celui que vous ne devez pas prendre. Mieux vaut prévenir les maladies par un dépistage précoce, par l’information ou par de meilleures conditions de travail que guérir. Mais, pour cela, il faut dégager des moyens financiers, des moyens dont nous ne disposons actuellement pas, tout simplement parce que les géants du secteur pharmaceutique se taillent la part du lion dans le budget. Nous pourrions ainsi également lutter contre la surconsommation de médicaments.
En fin de compte, grâce à l’Institut Salk européen, les pouvoirs publics pourraient reprendre la main sur la manière dont nous utilisons les fonds publics. Ceux-ci n’iraient plus aux actionnaires des géants du secteur pharmaceutique, mais à la société. L’argent de la sécurité sociale pourrait être utilisé pour ce qui est réellement utile. De nouveaux médicaments abordables pour les patients, une meilleure prévention et plus de moyens pour le personnel du secteur de la santé. Après les applaudissements auxquels il a eu droit pendant la crise sanitaire, il mérite un véritable investissement, un investissement possible grâce à une réforme de la manière dont nous gérons le développement et la vente des médicaments.
Il ne faut pas se leurrer, la création de l’Institut Salk européen va coûter de l’argent. Le professeur Massimo Florio envisage un montant de 20 milliards d’euros par an au niveau européen. Mais, avec cette somme, nous pourrions développer des centaines de nouveaux médicaments en Europe sur une période de vingt ans. En éliminant la fragmentation actuelle et en versant les moyens actuellement consacrés à la recherche par les États membres à l’Institut Salk européen, nous pourrions démultiplier ce montant. Par comparaison, le National Institute of Health (NIH) américain reçoit chaque année 42 milliards de dollars du gouvernement pour la recherche de nouveaux médicaments. L’Institut emploie pas moins de 5 000 scientifiques. À court terme, cette réorientation des fonds de l’Union européenne pourrait engendrer une économie de plusieurs milliards pour la sécurité sociale.
« Les monopoles sont mortels», a écrit le prix Nobel Stiglitz. «Depuis bien trop longtemps, nous croyons dur comme fer au mythe selon lequel le système actuellement en place dans le secteur médical est nécessaire. Les applications dans le domaine de la science ouverte démontrent que c’est faux. Il est temps de passer à une autre approche. C’est plus que jamais le moment de mettre ces idées en pratique.» Avec l’Institut Salk européen, nous pourrons franchir une étape décisive, aussi bien sur le plan social que scientifique. Nous sommes en effet placés face à un choix clair: investir dans la santé ou continuer à investir dans les dividendes des actionnaires de monopoles. Les géants du secteur sont un adversaire de poids, mais ils ne sont pas pour autant invincibles. Comme l’a déclaré Jonas Salk: «L’espoir réside dans les rêves et dans l’imagination, mais surtout dans le courage de ceux qui veulent faire de ces rêves une réalité.»